- Culture
Publié le 08/03/2023 - 8 minutes de lecture
A l’occasion de la 31ème édition du festival Drôle d’endroit pour des rencontres qui avait lieu du 27 au 29 janvier à Bron, on a rencontré la réalisatrice Béatrice Pollet pour nous parler du film Toi non plus tu n’as rien vu.
Pouvez-vous nous pitcher votre film en quelques mots ?
Béatrice Pollet : C’est un thriller judiciaire et intime qui raconte l’histoire d’une femme, Claire (interprétée par Maud Wyler), qui accouche seule alors qu’elle ne se savait pas enceinte et que personne ne l’a vue enceinte dans sa famille. Elle va se retrouver accusée de tentative de meurtre sur un enfant de moins de quinze mois.
Comment avez-vous eu l’idée de faire un film sur le déni de grossesse ?
En fait je ne connaissais pas le déni de grossesse. J’ai vu un filet dans un journal qui disait qu’une femme avait accouché seule chez elle. Elle ne savait pas qu’elle était enceinte et l’enfant était mort. Je me suis vraiment demandée comment c’était possible. Plus je faisais des recherches sur le sujet, plus ça me passionnait. Je me suis dit que c’était l’occasion de faire un portrait de femme, dans un contexte assez incroyable. Mais il fallait trouver un fil conducteur et c’est comme ça que je suis arrivée avec l’idée de faire de mon personnage principal une avocate, au courant du monde judiciaire. Avec son amie également avocate (Sophie, jouée par Géraldine Nakache), elles vont construire la défense.
Le problème du déni de grossesse, en dehors du fait que personne ne sait vraiment comment ça arrive ni pourquoi, est que ces femmes ont tout à reconstruire à la sortie d’une telle épreuve. Elles se demandent qui elles sont. C’est extrêmement douloureux.
On sent que vous avez fait un gros travail de documentation pour le film. Comment vous vous y êtes prise ?
A partir du filet dans le journal, j’ai fait des recherches sur Internet et je suis tombée sur l’Association Française pour la Reconnaissance du Déni de Grossesse (AFRDG) qui était à Toulouse à cette époque. J’ai eu un bol fou car j’ai pu assister au dernier colloque de l’association avant qu’elle ne disparaisse. J’y ai rencontré le Docteur Félix Navarro (le film est dédié à sa mémoire, ndlr) qui a mis sur pied cette association et organisé le colloque. A partir de cette rencontre, il y en a eu d’autres dont une femme en particulier, qui m’a raconté plus tard comment elle avait vécu la prison.
Aujourd’hui encore, on risque la prison en cas de déni de grossesse ?
Dans le film, Claire fait quatre mois de préventive. Mais les personnes que j’ai rencontrées ont perdu leur enfant et ont fait beaucoup plus de prison.
Quelques chiffres (source : Docteur Oguz Omay) |
Chaque année en France : – 1 déni partiel sur 500 naissances – 1 déni complet sur 2500 naissances soit 304 dénis complets par an – 1 naissance à domicile sur 10000 naissances (en cas de déni complet) soit 76 naissances à domicile par an |
Sur ces 76 naissances à domicile, 15 décès de nouveaux-nés par an soit plus d’1 bébé par mois. Attention, ces décès ont de multiples causes : problèmes durant l’accouchement sans aide, bébé encombré, hypothermie, cordon qui l’étrangle… Ils ne sont pas uniquement le fait d’un infanticide. |
Vous avez imaginé quel type de femme pour créer le personnage de Claire ?
On dit souvent que les femmes qui font un déni de grossesse sont des jeunes, en marge, naïves. Dans le peu d’études qui existent sur le sujet, 80 % de ces femmes ont un mari et 50 % sont déjà mère. Je voulais justement que cette femme ait tout ce qu’il faut pour pouvoir se défendre. Montrer que ça arrive à tout le monde, y compris quelqu’un qui a toutes les cartes en main pour faire un examen supplémentaire si elle a le moindre doute.
Et il fallait que son mari soit bienveillant ?
Oui, il y avait ça aussi. Je voulais quelqu’un de calme, de doux. Heureusement, les femmes avec qui j’ai pu discuter étaient plutôt avec des maris soutenant. Je ne voulais pas que ce soit une bataille rangée au sein de la famille. Si vous mettez un mari très dérangé qui quitte sa femme, on va dire que ça ne marchait pas entre eux donc ça va être ça la raison du déni. J’ai voulu faire quelque chose de clair et simple. C’est l’histoire d’une vie heureuse qui en quelques heures tombe de haut.
Comment Maud Wyler est-elle arrivée sur le projet ?
Quand le scénario était à peu près prêt, on a commencé avec Stéphanie Douet, la productrice, à imaginer un casting et je voulais essayer avec Maud. Je pressentais que c’était quelqu’un qui avait la capacité de faire passer des émotions au-delà des mots. C’est incroyable : elle a un visage qui se redessine sans arrêt, qui fait comprendre des choses souterraines. Elle a une grande écoute et une façon de s’approprier les personnages assez formidable, dans sa posture, sa silhouette.
« Maud Wyler est quelqu’un qui a la capacité de faire passer des émotions au-delà des mots. »
Béatrice Pollet
On retrouve aussi Géraldine Nakache au casting, habituée à des rôles plus « légers »…
Ce qui est formidable avec elle, c’est son énergie et son humour. Je pense que ça se voit aussi dans son personnage. Il fallait que ça ne soit ni pleurnicheur, ni pathos, ni mélo ; qu’il y ait quelque chose de battant chez ces femmes. Sophie est dévastée par ce qui arrive à Claire mais le but est de la faire sortir de sa situation. Elles se battent avant de panser leur plaie. Il fallait du rythme et Géraldine a une musicalité dans sa façon de jouer. Elle a aussi un côté empathique très fort.
Et pour le rôle de Thomas, il fallait trouver quelqu’un d’assez doux, comme Grégoire Colin…
Grégoire est souvent employé pour ses zones d’ombre. Je me suis un peu servie de ces zones-là mais pas uniquement. Je voulais qu’il soit solitaire : dans le film, il est capable d’ausculter un arbre pendant des heures pour savoir si la sève circule bien. Il n’a pas non plus vu qu’il y avait un bébé dans le corps de sa femme et ne comprend pas le drame qui lui tombe dessus. Il y a un peu de révolte puis finalement, la seule chose qui compte pour lui, c’est de retrouver le bonheur que sa famille a perdu.
Avez-vous envisagé le titre du film comme un titre qui s’adresse au spectateur et qui questionne ?
Pour moi, le titre est pour le spectateur. C’est un jeu. On voit Claire quinze jours avant qu’elle accouche, le ventre plat, et j’interpelle les gens en disant : « Toi non plus tu n’as rien vu ». Si on avait été à la place des uns ou des autres, on n’aurait pas vu plus. Il y a quand même un problème à opposer au déni le monde judiciaire. Il me semble que la réponse de la préventive, ça n’a rien à voir et ce n’est pas du tout adapté. La prison, les procès en assises… : ça va changer quoi ?
Il y a une histoire connue dans ces milieux-là. C’est une femme qui a perdu son enfant parce qu’elle a fait un déni de grossesse. Elle va en prison et se met à hurler en pleine nuit quelques mois plus tard. Heureusement, elle a des codétenues qui appellent les gardiennes. Elle était en train d’accoucher, à nouveau. Elle est entrée en prison sans que personne ne voit rien, enceinte, et elle refait un déni, là, sous le nez de tout le monde. Si la prison avait un sens et servait à dénouer le problème, ça se saurait.
Votre film sort le 8 mars, journée internationale des droits des femmes. C’est un choix réfléchi et symbolique ou un hasard du calendrier ?
Oui, c’est un choix. D’ailleurs, je crois qu’on est plusieurs à avoir des films sur des femmes qui sortent le 8 mars.
TOI NON PLUS TU N’AS RIEN VU, de Béatrice Pollet. Avec Maud Wyler, Géraldine Nakache, Grégoire Colin… Actuellement au cinéma.
Little Marcel a rédigé cet article.